Difficile de résumer plus de 20 ans de recherche intense dans les cuprates, plusieurs dizaines de milliers d’articles scientifiques, tant théoriques qu’expérimentaux ! Nous allons ci-après juste souligner les propriétés les plus marquantes de ces composés et pourquoi ils sont si difficiles à comprendre. Nous évoquerons aussi quelques modèles qui ont été proposés ces dernières années pour les décrire.
Le point commun à tous les cuprates supraconducteurs est la présence de couches bidimensionnelles de plans carrés de cuivre et d’oxygène CuO2 séparées entre elles par des blocs réservoirs de charges comme le montre la figure.
Pourquoi une structure aussi simple conduit-elle à une physique aussi complexe ? Ces plans réunissent en fait trois propriétés particulières qui, de concert, expliquent l’originalité de ces matériaux :
Quand le dopage est nul, c’est-à-dire que chaque cuivre est 2+, il y a un seul trou par cuivre, et le composé est alors un isolant dit de Mott « à transfert de charge ». Les aimants portés par les électrons appelés « spin » se mettent alors tête bêche dans un ordre à grande distance appelé « antiferromagnétique ».
Même dans un métal normal, les électrons subissent de multiples interactions (interactions avec les autres électrons, avec les atomes du réseau). Un traitement mathématique montre qu’un électron qui subit ces interactions se comporte exactement de la même manière qu’un électron virtuel qui ne subit aucune interaction, mais dont la masse a variée. Dans certains cas, les interactions sont telles que la charge électrique de cet électron virtuel change de signe : on parle alors de « trou ». Cette notion d’électron et de trou avec une masse variable est un outil théorique puissant car elle permet de décrire les propriétés électriques de la matière en tenant compte simplement des interactions dans la matière.
Dans la majorité des cuprates, les interactions sont telles que les porteurs de charges sont des trous. Quand on modifie le nombre d’oxygènes ou la nature des autres atomes, cela modifie le nombre de trous dans les plans CuO2. Ce nombre de trous supplémentaires est appelé « dopage ». Quelque soit la famille de cuprates, les propriétés observées en changeant le dopage sont à peu près équivalentes et semblent donc assez universelles. Au-delà de 0,05 trous supplémentaires par atome de cuivre, le matériau cesse d’être isolant et antiferromagnétique et devient supraconducteur. Au-dessus de sa température critique Tc, il est métallique, au sens où sa résistivité dans les plans décroît quand la température décroît, et a une valeur relativement faible comparé aux semi-conducteurs et aux isolants. La température critique TC augmente jusqu’à une valeur optimale, pour un dopage de l’ordre de 0,2, dans la phase dite « sous-dopée », puis décroît dans la phase dite « surdopée ». Au-delà d’un dopage de l’ordre de 0,3 trou supplémentaire par atome de cuivre, le composé n’est plus supraconducteur.
Enfin, une autre ligne dans le diagramme de phases, dite « ligne de pseudogap », définit une autre échelle de température dans la zone sous-dopée qui signale l’apparition d’un gel progressif dans les propriétés de basse énergie du système. Cette ligne est distincte des autres car elle ne représente pas une vraie transition de phase d’un état vers un autre. Il est remarquable qu’une modification aussi faible que 0,05 à 0,15 porteurs de charges supplémentaires par atome transforme un isolant antiferromagnétique en un supraconducteur qui présente la TC la plus élevée connue à ce jour.
Les cuprates supraconducteurs se caractérisent par leur valeur de TC très élevée, pouvant aller jusqu’à 138 K. Dans le cas conventionnel de la théorie BCS, la TC dépasse difficilement quelques dizaines de kelvins. Par contre, tout comme pour BCS, la supraconductivité est aussi médiée par des paires de Cooper, comme l’ont montré des mesures d’effet Josephson et de quantification du flux. La longueur de cohérence ξ typique de l’extension d’une paire de Cooper est de l’ordre de quelques dizaines d’angstrœms¸c’est-à-dire 10 à 100 fois moins que dans les supraconducteurs classiques. La longueur de London λ , caractéristique de la pénétration d’un champ magnétique dans le supraconducteur, est en revanche du même ordre de grandeur (0,1 à 1 mm) que dans le cas BCS. Il existe dans les cuprates une forte anisotropie de ces propriétés, liée à la structure bidimensionnelle des plans. Enfin, ces supraconducteurs non conventionnels sont de type II, et leur champ critique BC2 (typiquement, jusqu’à 100 teslas) est bien plus élevé que dans le cas BCS.
Dans un supraconducteur de type BCS, le paramètre d’ordre supraconducteur Δ (le gap) possède une symétrie isotrope de type s, et il existe une relation universelle entre TC et Δ : 2Δ=3,5kBTC. Dans les cuprates, la symétrie est anisotrope de type d(x2-y2). Une telle symétrie signifie non seulement que le paramètre d’ordre change de signe selon la direction, mais aussi qu’il existe des directions où le gap s’annule. Cette anisotropie change peu avec le dopage et semble présente dans tout le diagramme de phase et dans tous les composés étudiés. Si l’on se place à dopage optimum, l’amplitude maximale du gap varie proportionnellement à TC comme dans le cas BCS. Par contre, Dmax ne varie pas proportionnellement à TC en fonction du dopage, mais décroît quand le dopage augmente. Dans un composé sous-dopé, le rapport Δmax/kBTC peut valoir jusqu’à 10 fois plus que la valeur attendue dans un modèle BCS en couplage faible. Une explication de type BCS simple ne peut plus expliquer la supraconductivité dans ces matériaux.
En résumé, l’état supraconducteur présente de nombreuses caractéristiques très différentes des supraconducteurs classiques de type BCS : symétrie anisotrope, gap non relié à TC, modes magnétiques, etc. Cependant, certaines de ces propriétés peuvent s’expliquer dans un cadre BCS adapté, notamment le comportement des quasiparticules résiduelles.
Au-dessus de TC, quand le matériau n’est plus supraconducteur, son état métallique est également très original et mal compris. Par exemple, à dopage optimal, quand la TC est la plus élevée, l’ensemble des propriétés du système présentent un comportement fortement anormal par rapport à un métal habituel : des électrons à l’énergie (on parle de « self-energy ») très inhabituelle, une résistance qui varie linéairement avec la température (alors qu’elle devrait varier en carré de la température à basse température), et des fluctuations magnétiques anormalement présentes. L’état dopé optimum est donc difficilement descriptible en termes de métal (le physicien parlera de « liquide de Fermi »), tant pour ses propriétés magnétiques que de charge. Il est même difficile de définir la nature exacte des porteurs en jeu.
Les choses empirent quand on s’approche de la zone isolante, dans l’état appelé « sous-dopé ». Dans cet état, il apparaît une nouvelle frontière appelée pseudogap, en dessous de laquelle apparaît un gel progressif dans les réponses du système à toute excitation, comme un champ magnétique par exemple. Savoir si cette ligne est reliée ou non à la supraconductivité et quelle est sa signification exacte reste un des grands enjeux actuels.
De nombreux modèles tentent de prédire les propriétés anormales des cuprates, mais aucun n’a, à ce jour, pu proposer une explication claire et cohérente de l’ensemble du diagramme de phase et des résultats expérimentaux. La difficulté essentielle vient du point de départ microscopique, c’est-à-dire de résoudre le modèle qui décrit le mieux le mouvement des électrons dans les plans CuO2, appelé modèle de Hubbard à deux dimensions. Il existe cependant de nombreux modèles qui proposent une explication de l’origine de la supraconductivité. Parmi eux, citons :
Cette longue liste montre à quel point ces cuprates ont été et sont encore un formidable stimulant intellectuel pour les physiciens du solide et ont permis le développement de nouveaux concepts et de nouveaux types d’expériences originaux qui depuis ont également été utilisés sur d’autres matériaux et pour étudier des domaines physiques différents.